Voilà un petit travail de mon cru que je vous propose à la lecture, malgré son intérêt somme toute limité.
La mise en scène par Patrice
Chéreau du Ring de Richard Wagner à
Bayreuth, de 1976 à 1980, reste un moment de la mise en scène d’opéra essentiel
et révélateur des enjeux dramaturgiques et scéniques auxquels le genre a pu
être confronté durant le dernier quart du vingtième siècle. C’est à
l’initiative de Wolfgang Wagner, petit fils du compositeur, directeur du
festival de 1966 à 2008, que le Werkstatt
Bayreuth,
“atelier Bayreuth”, s’ouvre à des
metteurs en scènes célèbres d’horizons divers. Cette volonté
d’ouverture et de rénovation des pratiques théâtrales et scéniques du festival
correspond avec l’invitation confiée à Patrice Chéreau d’accompagner la
direction musicale de Pierre Boulez pour cinq ans.
Encore aujourd’hui, ce couplage et
cette mise en scène restent célèbres et célébrés : la quasi-unanimité
critique qui entoure la performance artistique de ce Ring et de cette
tétralogie contraste d’autant plus fortement avec l’entourage critique
extrêmement circonspect qui accompagna la première étape de cette mise en
scène, avec la représentation de Das Rheingold, prologue du Ring des
Nibelungen. Si l’on en revient, pareillement, à la réception critique
originelle de cette mise en scène, force est de constater qu’en son temps, le
projet suscita des réactions diverses. Sifflée en 1976, la mise en scène
de Patrice Chéreau finit par être, lors
de sa dernière représentation en 1980, par être la plus applaudie de l’histoire
du festival, s’accompagnant même de plus d’une centaine de levers de rideau
finaux et d’une heure et demi d’applaudissements.
On pourra interroger cette mise en
scène doublement : du point de vue de sa conception, dans un premier
temps ; puis dans un second temps de l’analyse, du point de vue de sa
réception publique et critique.
C’est
Pierre Boulez qui résume peut-être le plus clairement la problématique scénique
à laquelle Patrice Chéreau et lui-même ont été confronté : « Dans cette confusion du
temporel et de l’intemporel, du personnage et du mythe, la fonction et le style
de la musique, sont, en effet, étrangement oubliés. (…) Pour effectuer une
transcription correcte de la réalité drame-musique, la représentation ne
saurait donc s’encombrer d’un interdit stylistique qui n’existe strictement pas
dans le texte lui-même de l’œuvre, qui existe seulement dans des indications
scéniques pensées pour une visualisation bien spécifiquement établie dans le
temps. »[1]
La mise en scène que propose
Chéreau de l’œuvre wagnérienne refuse très explicitement l’ancrage mythologique
et mythique germanique, et situe l’œuvre dans une optique socialiste et
marxiste qui fait très clairement écho à l’orientation politique du jeune
Wagner. L’ambition paraît néanmoins être autre : la mise en scène de
Patrice Chéreau insiste sur la démythification du texte wagnérien, et c’est
l’ensemble du champ référentiel qui semble être bouleversé par cette
orientation. Ce projet s’inscrit dans un courant et une école de mise en scène
très particulière : le concept et le phénomène d’application sont
particulièrement pertinents et mis en lumière dans le travail de direction et
de mise en scène de Patrice Chéreau. Là où les représentations traditionnelles
du Ring de Wagner pensait jusqu’alors
l’œuvre en relation avec un arrière-champ référentiel très germanique, Chéreau
situe l’œuvre dans une réalité atemporelle marquée par des références scéniques
fortes à la lutte des classes et à la conception socialo-marxiste de
l’Histoire. Ces références à une actualité historique contemporaine différente
du cadre mythologiques wagnérien sont nombreuses : les Nibelungen, par
exemple, sont remplacés sur scène par des mineurs et des ouvriers, quand les
Gibichungen deviennent eux des cols blancs bourgeois, dominants et exploitants.
Par ailleurs, l’arrière-scène et l’ensemble des décors font écho à une
actualité bien spécifique : le Rhin est remplacé par un barrage,
l’arrière-champ parsemé de château se dérobe au profit d’une succession
d’usines et de cheminées, de hauts fourneaux et de carrières.
Cette démarche
n’est pas vaine : le barrage de Das Rheingold en plus de situer la mise en scène de Chéreau dans
le champ référentiel industriel et socialiste, questionne fondamentalement le
sens de l’œuvre. Le metteur en scène français semble ainsi confirmer l’idée
selon laquelle la nature dans l’Or du Rhin n’existerait que soumise,
dominée et rabaissée par des ressorts d’asservissement semblables à ceux qui
tissent l’essentiel de la relation du travailleur au capital. Si le phénomène d’application
sert à Patrice Chéreau de projecteur quant à une réalité contemporaine
concrète, se mise en scène questionne aussi bien le sens premier de l’œuvre, et
le mythe wagnérien, et la question de la représentation artistique. La
représentation artistique traditionnelle de l’œuvre wagnérienne est
déniée : Wieland Wagner, par exemple, parangon de l’establishment bayreuthien, considérait la nature comme
l’espace logique de déploiement de l’intrigue mythique. Ainsi, le chant des
oiseaux durant l’interlude du Siegfried, les espaces d’apaisement
naturels et paysagers de la Walkyrie ou du Götterdämmerung disparaissent
dans la mise en scène de Chéreau qui se refuse à toute pause, à toute
diminution de la tension dramaturgique et scénique durant la représentation.
L’objectif paraît être double : confirmer l’intentionnalité esthétique de
la lecture socialiste du Ring, refuser le manque d’audace formelle et la
facilité qu’induirait la représentation traditionnelle de l’arrière-champ
mythique et pangermanique wagnérien usuel.
La démarche de Patrice Chéreau se
révèle cependant plus complexe qu’elle n’y paraît : loin viser la
suspension de la dimension mythique de l’œuvre, au profit d’une actualité
politique contemporaine, c’est l’irruption sur scène de cette actualité
contemporaine qui vient graver dans la chair du spectateur le caractère épique
et mythique du cycle wagnérien. L’application semble de fait s’accompagner,
dans la démarche de Patrice Chéreau, d’une héroïsation de la mise en scène au
travers de l’irruption du réel sur scène. Cette dimension mythologique et
mythique renouvelée et réinventée, transformée par le prisme déformant de la
critique socialiste et marxiste, fait ainsi directement écho aux préoccupations
idéologiques et politiques du spectateur contemporain.
L’origine
de la démarche semble être claire : resituer le mythe wagnérien en regard
à la fois d’une actualité politique contemporaine, d’une consistance scénique
héroïsée, et d’un caractère épique réinventé d’autant plus fortement qu’il fait
écho aux considérations actuelles et idéologiques du spectateur. Pour autant,
la réception de l’œuvre, l’actualité du spectacle et du réel propre à l’instant
de la représentation, comme les critiques théâtraux et / ou musicaux contemporains
du spectacle, trahissent des réactions et des comportements très divers.
L’instant
de la représentation de L’Or du Rhin, en 1976, est marqué par un fait
totalement inhabituel pour le Festival de Bayreuth, où le langage corporel
(applaudissements, manifestations diverses du spectateurs) est très codifié.
L’irruption du réel au théâtre n’a pas lieu que de la scène vers le spectateur,
mais aussi du spectateur vers la scène et les acteurs de la représentation. Les
sifflets apparaissent ainsi à Bayreuth : la réaction immédiate et
subjective du spectateur, ne reconnaissant pas ce qu’il était en droit, presque
institutionnellement, d’attendre, semblait ne pouvoir se manifester
spontanément de cette manière. Le refus et la critique immédiate du spectateur
est double : d’une part, nombre des spectateurs de 1976 furent choqués par
le contenu idéologique et politique du spectacle, radical, jusqu’au point de
dresser contre lui les instrumentistes du festival, qui refusèrent pour
certains d’entre eux de travailler en collaboration avec Patrice Chéreau, comme
le souhaitait à l’origine Pierre Boulez. D’autre part, c’est le contexte du
festival en lui-même qui semble favoriser, lors des premières représentations,
des réactions épidermiques. Le décorum et l’emballage protocolaire extrêmement
lourd de Bayreuth, le traditionalisme des représentations et des mises en
scènes et des publics, touchaient avec ce spectacle à un point de condensation
et de cristallisation des mécontentements, induits par la grande rénovation du
festival entreprise par Wolfgang Wagner au début des années 70. Cet ensemble et
cette dualité expliquent en partie la réception extrêmement mesurée, froide,
voire incendiaire (les premières représentations de Das Rheingold en
1976 sont longuement sifflées et huées) du public. C’est la chair agressée
idéologiquement du spectateur qui semble s’exprimer. L’intérêt est d’autant
plus fort ici que le Ring de Wagner se déroule sur cinq ans à Bayreuth.
Le spectacle est ainsi mis en pause, à la fin de Das Rheingold, sa
continuation étant reportée à 1977, et à la représentation de sa suite directe,
Die Walküre. Cette année de latence, cette entracte géante du spectacle,
est donc marquée, dès l’achèvement de la représentation de Das Rheingold,
par un refus caractérisé par le public d’adhérer à l’esthétique dramaturgique
et scénique mise en œuvre durant le premier acte. L’équivalent théâtral
classique de ce comportement du spectateur reviendrait à imaginer qu’une pièce
de théâtre soit interrompue entre deux actes par les huées et les sifflets du
public : l’actualité de la représentation, la réalité de l’instant du
spectacle font ainsi irruption sur scène, et influe en partie sur le
comportement du metteur et scène. Loin de pousser Patrice Chéreau à revoir les
orientations de mise en scène qui sont les siennes en 1976, cette irruption du
réel sur la scène de théâtre l’incite à confirmer, dès 1977, la radicalité de
son propos : Die Walküre sera explicitement présentée comme une
prolongation scénique de l’influence de la philosophie schopenhauerienne et
nietzschéenne sur l’écriture dramaturgique du compositeur allemand.
Le
parti pris théâtral presque brechtien de Chéreau finit par provoquer une vague
d’admiration et de fascination chez les spectateurs, au fil des ans, le
spectacle étant de plus en plus attendu et impatiemment commenté. La radicalité
du propos et de la mise en scène, l’irruption d’une réalité de la
représentation scénique au théâtre, participent du sentiment pour le spectateur
de Bayreuth d’assister à un moment clé et fondateur de l’histoire de ce
festival, et plus encore, de l’histoire de l’opéra et de sa représentation. Ce
phénomène d’attraction, cette conscience de spectateur aiguë, contribuent à
rendre le Ring de Chéreau et l’instant de sa représentation eux-mêmes
mythiques. D’autre part, l’application et la force du propos politique,
l’inclusion du corps du spectateur dans le projet scénique et esthétique de
Chéreau, participent d’un phénomène plus général qui poussera le public à
acclamer la dernière représentation de 1980. Celle-ci voit le public et les
spectateurs réagir de façon à ce que ce spectacle, en 1980, en s’inscrivant au
moment même de sa réalisation dans l’histoire, soit percuté de plein fouet par
le réel et l’irruption sur la scène théâtrale d’une actualité méta-théâtrale et
critique, suffisamment fortes pour perturber le cours même de la
représentation. Si la réception critique en 1976 était abondante et négative,
le phénomène théâtral s’inscrit dans l’histoire du théâtre de manière
spectaculaire : l’opéra et sa représentation sont fondamentalement remis
en question, et nombres de mises en scènes postérieures, encore actuellement,
se réclament explicitement ou pas, consciemment ou pas, de cette démarche, ne
serait-ce que la re-création en 1979, par ce même Chéreau, du Lulu de
Berg.
Le Ring
de Chéreau et de Boulez semble, ne serait-ce que de prime abord,
particulièrement répondre à la problématique de l’irruption du réel au théâtre.
De façon évidente, en premier lieu, la conception de l’œuvre propose, dès 1976,
de mettre en œuvre le phénomène d’application : le mythe wagnérien est récréé
en regard d’une actualité et d’une irruption d’une réalité politique
contemporaine sur scène. Plus encore, cette irruption s’accompagne d’une
redéfinition des enjeux scéniques fondamentaux de l’œuvre wagnérienne : en
proposant d’attaquer et d’agresser le spectateur idéologiquement, de manière
fort et totalement assumée, constante, totale (musique, décors, jeu d’acteurs),
Chéreau se sert de cette connexion au réel et à l’actuel pour repenser et
refonder intégralement le mythe wagnérien et l’essence même de son
arrière-champ mythologique. Cette irruption du réel au théâtre se manifeste
aussi d’une manière plus pragmatique, plus immédiatement perceptible :
dans sa chair, le spectateur réagit. En réagissant spontanément (sifflets et
huées) ou de manière plus consciente de l’enjeu de l’instant (applaudissements
interminables de 1980), le spectateur fait entrer dans l’instant de la
représentation une composante externe : l’actualité de la représentation
est incarnée, le réel et l’extériorité du monde scénique ne sont plus mis à
distance de l’instant du spectacle. Le spectacle dans son intégralité, et du
fait de l’extrême attente qui sépare chacun de ses actes, est soumis à
l’irruption permanente de l’extérieur, de l’actuel, du réel : les sifflets
de 1976 conditionnent la radicalisation accrue du propos en 1977, l’attente
participe de la mythification et de l’héroïsation de l’instant théâtral, et
contribue à faire émerger une conscience de l’historicité du moment singulière
chez le spectateur. Le réel et son irruption dans le champ théâtral semblent
démultipliés, corollaires et totalement rattachés à l’histoire de ce spectacle
et de ce Ring. Cette extrême actualité de l’instant théâtral,
l’exacerbation inouïe des passions du spectateur lors du spectacle comme la
radicalité du parti pris et de l’application participent à coup sûr de
l’importance capitale de ce Ring dans l’histoire de la représentation
opératique.
L’irruption multiple du
réel au théâtre semble être ici l’origine du mythe qui s’ensuit : le Ring
de Chéreau et de Boulez reste encore aujourd’hui l’un des instants de scène
d’opéra le plus célèbre du vingtième siècle.
[1]
Pierre Boulez, cité par Catherine Steinegger
dans Pierre Boulez et le théâtre,
éditions Martaga, p. 295
B. B.