mardi 17 juillet 2012

Karajan et Sibelius: quarante ans de passion (I)

J'ai mis du désordre dans ma discothèque, mais voici quelques avis, en attendant approfondissement, sur les Karajan/EMI. Je commence avec la 5è, avec le Philharmonia. 



Symphonie n°5; avec le Philharmonia Orchestra, enregistrement de Septembre 1960 (attention, il y a un autre enregistrement, chez Columbia également, de 1951, complété en 1952).
C'est généralement cet enregistrement ultérieur qu'on trouve dans les bacs. Celui de 1951-2 s'acquiert beaucoup moins facilement.
Celui-ci se trouve à prix modeste dans la "Karajan collection", rééditée pendant un moment par EMI, en couplage avec une seconde symphonie, datant aussi de 1960. Cette deuxième symphonie est dispensable dans le cadre de la constitution d'une semi-intégrale Karajan, comme je soupçonne certains de l'envisager. Cette symphonie n'a été gravée une seconde fois que dans le cadre de la semi-intégrale de 1980-1981 avec Berlin pour DG. Elle ne réussit globalement pas à Karajan, qui s'y montre souvent maladroit, parfois un peu pataud et lourd, et peine à s'y montrer aérien, dansant, et à saisir le flux musical dans toute sa dimension.
La 5ème par contre est sans conteste possible, je crois, la symphonie qui réussit le mieux au chef autrichien. Sa discographie parle pour lui: enregistrée 9 fois, de 1949 à 1977, et surtout, jouée près de 30 fois, et j'ai pu en oublier, en concert.
Il s'agit ici de l'enregistrement studio du 20 au 23 Septembre 1960, donc. Karajan a joué près d'une dizaine de fois cette symphonie avec le Philharmonia en concert avant ça, mais plus depuis 1955. Pour situer les choses, disons que l'enregistrement en question lutte avec celui de 1965, légendaire, pour DG, avec le Philharmonique de Berlin, qui se situe bien dans le top 10 de la discographie studio du maître. La version proposée dans la "Karajan Collection" d'EMI est une version remastérisée en 1988 de l'enregistrement Columbia: le son y est donc relativement net et clair, ça ne grésille ni ne sature plus, et il n'y a aucun défaut majeur technique à souligner.

L'interprétation que propose Karajan de cette symphonie est ici tout à fait passionnante. Il faut savoir, pour l'anecdote, mais pas seulement, que cette 5è symphonie composée en gros entre 1914 et 1919 a été remaniée à deux reprises. Elle fait un peu figure de symphonie de "guerre" dans le répertoire de Sibelius: sa maturation doit beaucoup à la guerre d'indépendance finlandaise. Pour autant, et c'est là ce qui est passionnant chez Sibelius, et totalement paradoxal, c'est peut-être sa symphonie la plus lumineuse et la plus optimiste. Il faut se souvenir du thème éclatant de foi en l'humain et d'optimisme du début du troisième mouvement pour s'en convaincre.

Si l'on excepte quelques bribes de la 4ème symphonie, on est ici en présence de la partition la plus audacieuse de Sibelius, en attendant deux dernières symphonies encore plus folles. La quantité de corrections et de retouches explique peut-être la complexité passionnante que la lecture de la partition permet de deviner.
Si l'on s'en tient pour commencer au premier mouvement, on hésite à y déceler une forme de sonate. On y devine un scherzo, qui tend par moments vers la valse. On y entend aussi plusieurs doubles expositions assez habiles et audacieuses.
Le premier mouvement s'ouvre sur une exposition thématique au cor, reprise par l'ensemble des cuivres et des bois, successivement, avant apparition des cordes. D'emblée, j'ai été frappé par le beau travail sur les timbres: les bois sont très chantants, et les cuivres ne sont ni pétaradants, ni aigres. Le travail de Karajan, et ses qualités intrinsèques et "habituelles", s'entend de suite: la complexité de ce premier mouvement tient à la dissolution parfois extrême du discours musical. Ici, il apparaît avec une évidence certaine: la nappe sonore un peu indistincte produite par les cordes dans ce premier mouvement est déchirée par la très belle sonorité des autres pupitres d'un Phiharmonia en belle forme. Plus qu'ailleurs, cette symphonie exige aussi du chef et de son orchestre une tenue rythmique impeccable, au risque de proposer une bouillie magmatique inaudible. Le pari est évidemment réussi ici, même si le pupitre des cordes est par moment un peu trop brouillon, et qu'on perçoit mal la gradation dans l'intensité qui est supposée par la partition. Quand enfin le thème et la mélodies sont repris par les cordes, on se rend compte de l'incroyable travail sur la couleur musicale qui accompagne cette prestation. La reprise immédiate du thème par les cuivres et les bois est soulignée par une attaque très nette et très incisive. Le crescendo final, et le mouvement ascendant qu'il accompagne, est totalement maîtrisé et tenu: l'orchestre y est classieux, et Karajan évite la surenchère grandiose et pompière qui tend souvent les bras aux chefs dans ces pages.

Le deuxième mouvement de cette symphonie qui n'en compte que trois est beaucoup plus classique dans sa forme: une série de variation sur un thème exposé d'entrée de jeu par un dialogue pincé et piqué entre flûtes et cordes. Très léger, il contraste avec la première variation, qui alterne legato du pupitre des cordes et, surtout, des violoncelles, et réponse piquée des bois. Ce legato nouveau est très expressif ici, et le Philharmonia déploie dans ce mouvement des trésors d'habileté technique et de précision. Je n'ai relevé que très peu de scories à la lecture de la partition, et l'ensemble est d'une maîtrise assez impressionnante. Il faut vraiment souligner le très beau travail des bois, aériens et lumineux.
On a une très belle gradation au fil de ce mouvement: plutôt que de mettre en avant une lecture analytique du texte de Sibelius, Karajan fait le pari de déployer des nappes de couleurs tout à fait remarquables, et donne sens à l'ensemble du mouvement en instaurant un véritable climat, une atmosphère, plus qu'en soulignant les articulations logiques et mélodiques propres au texte. La contrepartie de cette belle réussite globale, et cela tient à mon avis d'un pari trop osé et pas forcément très pertinent au vu de la structure de la partition, c'est que cette ambition s'essouffle par moments. On verse ainsi parfois dans une musique impressioniste qui ne correspond à mon sens absolument pas à l'intention initiale de Sibelius. La deceleration finale, cette dramaturgie conclusive qu'on peut entendre dans la prise de parole finale du pupitre des cordes est par exemple assez mal introduite.

Le troisième mouvement est le plus réussi. Il s'ouvre sur de rapides tremolos et une exposition thématique ambitieuse et éclatée. Le thème introduit à la suite de cette introduction par les clarinettes / flûtes et hautbois est un des sommets à mon humble avis du corpus symphonique sibelien. Ici, c'est tout à fait remarquable d'expressivité, de couleur, d'équilibre des pupitres et de clarté. L'écho modulé, à la fin du mouvement, beaucoup plus lent, est tout aussi remarquable ici, même si l'optimisme initial laisse place à une lecture beaucoup plus dramatique et inquiète, avec un pupitre des cordes par exemple qui insiste énormément sur le legato en fff. Cette gradation finale est vraiment bouleversante sous la baguette de Karajan (même si moins qu'en 1965): on y entend une violence et un déchaînement de forces telluriques vraiment stupéfiant. Ce Karajan là me fait beaucoup penser à Bernstein/NYP.

J'ai été très laudatif, mais cette version est vraiment recommandable. Elle ne tient pourtant pas lieu de sommet discographique ultime à mon sens, car Kondrashin et Bernstein/NYP restent quand même superlatifs ici. Et je ne parle pas de Sanderling, qui y est astronomique. Mais c'est passionnant, et à coup sûr un disque essentiel pour tout amateur éclairé du chef autrichien. J'y reviendrai peut-être, mais c'est surtout une lecture à entreprendre en comparaison de la version de 1965, voire du live à Lucerne de 1977, car c'est une interprétation radicalement différente, audacieuse, très représentative du Karajan des années 50. Le fossé est énorme, entre 1955 et 1965, quand seulement dix ans séparent ces deux gravures. Mais dans les deux cas, c'est sublime.

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