mardi 17 juillet 2012

Karajan et Sibelius: quarante ans de passion (II)



Je reviens un peu sur la semi-intégrale EMI de 1980-1, avec le Berliner Philharmoniker.
Le 2 juillet de l'année 1981, Karajan procède donc à son dernier enregistrement d'une symphonie de Sibelius, ne se consacrant dans les trois ans qui suivent qu'à quelques poèmes symphoniques. Pareillement, il ne jouera plus que la Valse Triste en bis de quelques concerts des années 1980, sa dernière représentation live d'une symphonie de Sibelius datant donc de 1979.

Il y a quelque chose de très surprenant dans le parcours biographique et musical de Karajan: il n'a jamais fait dissimulé son aversion réelle pour les trois premières symphonies du maître finlandais. Il n'a, à ma connaissance, jamais gravé ou même joué en concert la troisième, pour laquelle il avait une aversion avouée. Les représentations live des deux premières symphonies se comptent - littéralement - sur les doigts d'une main: la première a été jouée dans les années 40, la seconde dans les années 60. Avant cette semi intégrale, il n'avait enregistré, sur ces trois symphonies, que la deuxième, une fois, pour Columbia, avec le Philharmonia.

Il est donc tout à fait étonnant de voir le chef autrichien conclure son épopée discographique sibelienne (il doit y avoir, toutes pièces confondues, une cinquantaine de sessions d'enregistrement) par cette première symphonie tant délaissée, et éjectée de son répertoire depuis près de quarante ans. 



Autant le dire d'entrée de jeu, cet enregistrement ne situe absolument pas dans le haut du pannier discographique, et de manière générale, je la déconseillerais à qui veut se constituer une intégrale des symphonies de Sibelius dépareillée.
Cette symphonie souffre d'ailleurs de pléthore d'enregistrements cultes et de très haut niveau: Kajanus, Bernstein, Gibson, Davis, von Caraguly, pour ne citer qu'eux.

Karajan propose une interprétation qui comme souvent a les défauts de ses qualités. Le sens de la couleur, cette rondeur du son caractéristique du Karajan des dernières années à Berlin, le refus des contrastes trop forts accompagnent ici des attaques souvent molles. Le tout manque un peu d'entrain et d'allant.
Cette première symphonie, totalement post-romantique, oeuvre de jeunesse -symphonique- d'un compositeur déjà important, est une symphonie faite de contrates, d'explosions expressives, de flux mélodiques très affirmés. C'est une symphonie un peu caractérielle, dirigée ici sans caractère véritable.

Karajan se montre particulièrement maladroit dans les deux derniers mouvements: il joue Sibelius comme Bruckner. C'est parfois un peu pâteux, et ce génie dans l'équilibre des nappes sonores qui lui permet de proposer un mouvement lent agréable accouchent d'une catastrophe dans un Scherzo et un final qui nécessitent beaucoup plus d'arrêtes.
Qu'un vieil homme joue cette oeuvre pleine d'un souffle propres aux oeuvres de jeunesse, aux premiers essais, n'empêche pas d'accoucher possiblement d'un miracle musical; ça n'est pas le cas ici, car Karajan superpose trop souvent sa grille interprétative usuelle sur une musique qui lui échappe. Il est tout à fait regrettable que les concerts de 1942 n'aient pas été captés en live, ou suivis d'un enregistrement, car il aurait à coup sûr été fascinant d'écouter le jeune Karajan dans ce répertoire, avec un orchestre moins "installé".

Au final, cette version propose la grandiloquence quand la partition appelle le grandiose. Elle s'inscrit dans une tradition symphonique germanique un peu pompière et lourde, très architecturée, quand elle n'est qu'alternances d'inspirations, succession de contrastes: Sibelius y cherche encore sa marque, son style symphonique. Karajan n'est que couleur, et la démonstration de l'opulence berlinoise dénote, quand cette symphonie n'appelle qu'exaltation et emportement.

C'est à coup sûr le gros point noir de cette semi intégrale définitive pour EMI, avec, j'y reviendrai surement, une seconde symphonie un peu moyenne. On est très loin du niveau atteint dans les symphonies 4-5 par le chef autrichien, qui correspondent de toute façon beaucoup mieux à son style, à sa démarche, à son esthétique de l'époque.
On pourra donc admirer l'extraordinaire lucidité d'un chef qui ne céda que sur la fin aux sirènes de symphonies dont il savait pourtant pertinemment, à raison, qu'il échouerait à retranscrire le caractère et la musicalité véritables.

Karajan et Sibelius: quarante ans de passion (I)

J'ai mis du désordre dans ma discothèque, mais voici quelques avis, en attendant approfondissement, sur les Karajan/EMI. Je commence avec la 5è, avec le Philharmonia. 



Symphonie n°5; avec le Philharmonia Orchestra, enregistrement de Septembre 1960 (attention, il y a un autre enregistrement, chez Columbia également, de 1951, complété en 1952).
C'est généralement cet enregistrement ultérieur qu'on trouve dans les bacs. Celui de 1951-2 s'acquiert beaucoup moins facilement.
Celui-ci se trouve à prix modeste dans la "Karajan collection", rééditée pendant un moment par EMI, en couplage avec une seconde symphonie, datant aussi de 1960. Cette deuxième symphonie est dispensable dans le cadre de la constitution d'une semi-intégrale Karajan, comme je soupçonne certains de l'envisager. Cette symphonie n'a été gravée une seconde fois que dans le cadre de la semi-intégrale de 1980-1981 avec Berlin pour DG. Elle ne réussit globalement pas à Karajan, qui s'y montre souvent maladroit, parfois un peu pataud et lourd, et peine à s'y montrer aérien, dansant, et à saisir le flux musical dans toute sa dimension.
La 5ème par contre est sans conteste possible, je crois, la symphonie qui réussit le mieux au chef autrichien. Sa discographie parle pour lui: enregistrée 9 fois, de 1949 à 1977, et surtout, jouée près de 30 fois, et j'ai pu en oublier, en concert.
Il s'agit ici de l'enregistrement studio du 20 au 23 Septembre 1960, donc. Karajan a joué près d'une dizaine de fois cette symphonie avec le Philharmonia en concert avant ça, mais plus depuis 1955. Pour situer les choses, disons que l'enregistrement en question lutte avec celui de 1965, légendaire, pour DG, avec le Philharmonique de Berlin, qui se situe bien dans le top 10 de la discographie studio du maître. La version proposée dans la "Karajan Collection" d'EMI est une version remastérisée en 1988 de l'enregistrement Columbia: le son y est donc relativement net et clair, ça ne grésille ni ne sature plus, et il n'y a aucun défaut majeur technique à souligner.

L'interprétation que propose Karajan de cette symphonie est ici tout à fait passionnante. Il faut savoir, pour l'anecdote, mais pas seulement, que cette 5è symphonie composée en gros entre 1914 et 1919 a été remaniée à deux reprises. Elle fait un peu figure de symphonie de "guerre" dans le répertoire de Sibelius: sa maturation doit beaucoup à la guerre d'indépendance finlandaise. Pour autant, et c'est là ce qui est passionnant chez Sibelius, et totalement paradoxal, c'est peut-être sa symphonie la plus lumineuse et la plus optimiste. Il faut se souvenir du thème éclatant de foi en l'humain et d'optimisme du début du troisième mouvement pour s'en convaincre.

Si l'on excepte quelques bribes de la 4ème symphonie, on est ici en présence de la partition la plus audacieuse de Sibelius, en attendant deux dernières symphonies encore plus folles. La quantité de corrections et de retouches explique peut-être la complexité passionnante que la lecture de la partition permet de deviner.
Si l'on s'en tient pour commencer au premier mouvement, on hésite à y déceler une forme de sonate. On y devine un scherzo, qui tend par moments vers la valse. On y entend aussi plusieurs doubles expositions assez habiles et audacieuses.
Le premier mouvement s'ouvre sur une exposition thématique au cor, reprise par l'ensemble des cuivres et des bois, successivement, avant apparition des cordes. D'emblée, j'ai été frappé par le beau travail sur les timbres: les bois sont très chantants, et les cuivres ne sont ni pétaradants, ni aigres. Le travail de Karajan, et ses qualités intrinsèques et "habituelles", s'entend de suite: la complexité de ce premier mouvement tient à la dissolution parfois extrême du discours musical. Ici, il apparaît avec une évidence certaine: la nappe sonore un peu indistincte produite par les cordes dans ce premier mouvement est déchirée par la très belle sonorité des autres pupitres d'un Phiharmonia en belle forme. Plus qu'ailleurs, cette symphonie exige aussi du chef et de son orchestre une tenue rythmique impeccable, au risque de proposer une bouillie magmatique inaudible. Le pari est évidemment réussi ici, même si le pupitre des cordes est par moment un peu trop brouillon, et qu'on perçoit mal la gradation dans l'intensité qui est supposée par la partition. Quand enfin le thème et la mélodies sont repris par les cordes, on se rend compte de l'incroyable travail sur la couleur musicale qui accompagne cette prestation. La reprise immédiate du thème par les cuivres et les bois est soulignée par une attaque très nette et très incisive. Le crescendo final, et le mouvement ascendant qu'il accompagne, est totalement maîtrisé et tenu: l'orchestre y est classieux, et Karajan évite la surenchère grandiose et pompière qui tend souvent les bras aux chefs dans ces pages.

Le deuxième mouvement de cette symphonie qui n'en compte que trois est beaucoup plus classique dans sa forme: une série de variation sur un thème exposé d'entrée de jeu par un dialogue pincé et piqué entre flûtes et cordes. Très léger, il contraste avec la première variation, qui alterne legato du pupitre des cordes et, surtout, des violoncelles, et réponse piquée des bois. Ce legato nouveau est très expressif ici, et le Philharmonia déploie dans ce mouvement des trésors d'habileté technique et de précision. Je n'ai relevé que très peu de scories à la lecture de la partition, et l'ensemble est d'une maîtrise assez impressionnante. Il faut vraiment souligner le très beau travail des bois, aériens et lumineux.
On a une très belle gradation au fil de ce mouvement: plutôt que de mettre en avant une lecture analytique du texte de Sibelius, Karajan fait le pari de déployer des nappes de couleurs tout à fait remarquables, et donne sens à l'ensemble du mouvement en instaurant un véritable climat, une atmosphère, plus qu'en soulignant les articulations logiques et mélodiques propres au texte. La contrepartie de cette belle réussite globale, et cela tient à mon avis d'un pari trop osé et pas forcément très pertinent au vu de la structure de la partition, c'est que cette ambition s'essouffle par moments. On verse ainsi parfois dans une musique impressioniste qui ne correspond à mon sens absolument pas à l'intention initiale de Sibelius. La deceleration finale, cette dramaturgie conclusive qu'on peut entendre dans la prise de parole finale du pupitre des cordes est par exemple assez mal introduite.

Le troisième mouvement est le plus réussi. Il s'ouvre sur de rapides tremolos et une exposition thématique ambitieuse et éclatée. Le thème introduit à la suite de cette introduction par les clarinettes / flûtes et hautbois est un des sommets à mon humble avis du corpus symphonique sibelien. Ici, c'est tout à fait remarquable d'expressivité, de couleur, d'équilibre des pupitres et de clarté. L'écho modulé, à la fin du mouvement, beaucoup plus lent, est tout aussi remarquable ici, même si l'optimisme initial laisse place à une lecture beaucoup plus dramatique et inquiète, avec un pupitre des cordes par exemple qui insiste énormément sur le legato en fff. Cette gradation finale est vraiment bouleversante sous la baguette de Karajan (même si moins qu'en 1965): on y entend une violence et un déchaînement de forces telluriques vraiment stupéfiant. Ce Karajan là me fait beaucoup penser à Bernstein/NYP.

J'ai été très laudatif, mais cette version est vraiment recommandable. Elle ne tient pourtant pas lieu de sommet discographique ultime à mon sens, car Kondrashin et Bernstein/NYP restent quand même superlatifs ici. Et je ne parle pas de Sanderling, qui y est astronomique. Mais c'est passionnant, et à coup sûr un disque essentiel pour tout amateur éclairé du chef autrichien. J'y reviendrai peut-être, mais c'est surtout une lecture à entreprendre en comparaison de la version de 1965, voire du live à Lucerne de 1977, car c'est une interprétation radicalement différente, audacieuse, très représentative du Karajan des années 50. Le fossé est énorme, entre 1955 et 1965, quand seulement dix ans séparent ces deux gravures. Mais dans les deux cas, c'est sublime.

mardi 10 juillet 2012

(IV) Semaine - ou presque - "Carlo Maria Giulini" (discographie)

Avec énormément de retard, du à des examens de fin d'année et à un mémoire plutôt lourds à digérer, voici enfin la suite tant attendue de notre sélection discographique Giulini - du moins en Sibérie, d'après les statistiques de ce blog.

Voici un disque à mon sens indispensable à qui veut comprendre un peu mieux le chef italien, nécessaire à qui souhaite découvrir un autre Vivaldi, et indiscutablement prioritaire dès lors que l'on souhaite découvrir la musique religieuse de Verdi. 






Au programme, on a donc le Credo de Vivaldi, et les Quatre Pièces Sacrées de Verdi, avec l'ami Giuini à la baguette d'un Philharmonique de Berlin efficace et d'un très beau choeur Ernst Senff. 

Commençons par le Credo. L'interprétation, autant le dire, est complètement hors style. Giulini propose une lecture à l'envergure sonore très large et très vaste: soulignons d'emblée l'énorme travail sur la spatialité de l'orchestre et du choeur. Il est tout à fait remarquable, d'ailleurs, que l'un et l'autre parviennent à un tel équilibre sonore: jamais l'un ne prend le pas sur l'autre, jamais le son ne paraît confus, étouffé ou indifférencié. 

On pourrait reprocher à l'ensemble un léger manque de respirations: le tout est joué d'une traite, et porté par le souffle d'un choeur aux timbres extrêmement travaillés, Giulini propose une version très resserrée rythmiquement, et s'autorise peu d'écarts au tempo initial. A son crédit, on pourra souligner qu'il s'agit aussi, peut-être, d'une des compositions les plus compactes et contenues de Vivaldi. 

L'intérêt de cet enregistrement est double: d'une part, il permet de découvrir un Vivaldi un peu hors style, je l'ai dit, et donc tout à fait passionnant. Les choix interprétatifs très marqués du chef italien semblent orienter la lecture vers la représentation musicale d'une cathédrale sonore de voix. Le tout prend, écouté d'une traite, une envergure étonnante, et la profondeur du son comme l'extrême tenue des phrasés participent d'une direction d'orchestre et de choeur remarquablement inspirée. 

Verdi est peut-être l'un des compositeurs qui réussissait le mieux à Giulini. L'oeuvre sacrée du grand maître italien semble parfaitement correspondre aux élans du Giulini de la maturité (1991). Le défaut du  Vivaldi qui précède (le manque de respiration) est ici corrigé d'emblée. L'Ave Maria est empreint d'une belle solennité, et la direction de Giulini très austère met en lumière la profondeur du texte verdien avec beaucoup de grâce et de modestie. 

Le Stabat Mater qui suit est peut-être un sommet discographique ultime: les pauses ménagées par Giulini sont une magnifique illustration de ce que le silence peut avoir de musical. L'orchestre et le choeur se fondent parfaitement dans la mystique métaphysique qui semble habiter le chef ici. Giulini touche à l'essentiel de cette musique religieuse: l'agogique est réduite au strict minimum, et le texte respecté n'empêche pas l'interprétation d'être caractérisée par une expressivité des voix, un travail sur les timbres et une sonorité orchestrale remarquables. 

Le Laudi alla Vergine Maria que propose Giulini s'apparente presque à une promenade hallucinée, et l'interprétation semble déchirée entre la poétique de la rêverie et la profonde religiosité du texte musical. Il faut mettre au crédit des voix féminines une clarté dans le phrasé et un sens articulatoire saisissants. 

C'est peut-être le Te Deum qui nous rappelle le mieux que Giulini, contrairement à son injuste réputation, est un chef à trempe: l'envergure sonore, la spatialité de l'orchestre, la profondeur des timbres, la violence du propos musical comme l'extrême sévérité de la direction orchestrale soulignent ici l'extrême modernité du texte verdien. Le propos est presque wagnérien, par moment, et Giulini propose à l'oreille de l'auditeur une palette de phrasés, d'attaques et de nuances stupéfiante. 

Un très bon Vivaldi, étonnant, singulier et différent, et un Verdi stupéfiant de radicalité, d'austérité et de violence contenue, de poésie sombre et toute empreinte de religiosité, font de ce disque un indispensable à toute collection discographique giulinienne